
Minifée
2023-03-12
Première expérience au Refuge
Introduction
Afin que vous compreniez davantage l’histoire du Refuge et l’intention de l’auteure, permettez-moi de vous raconter une fresque de ma vie. Mon nom est Minifée Dix-neuf ans, car en 1986, année où se déroule cette histoire, j’ai dix-neuf ans. Oui je vous entends, vous dites : « dix-neuf ans, n’est-ce pas un peu vieux pour une enfant intérieure? » Minifée Adulte (l’adulte que je suis devenue) a elle aussi cru que mon existence était une erreur lorsqu’elle m’a aperçue pour la toute première fois. « Non, chère Minifée Adulte, ce n’est pas une erreur! Moi, Minifée Dix-neuf ans, je suis bien là à l’intérieur de toi et je fais ce que toute autre enfant intérieure ferait : je pollue la vie de l’adulte que je suis devenue, donc ta vie à toi, par des comportements maintenant inappropriés que je reproduis encore et encore. Je le ferai aussi longtemps que je n’aurai pas été écoutée, validée et que tu ne seras pas allé chercher de l’aide pour t’enseigner à prendre soin de moi. Il est par ailleurs vrai que je suis moi-même contaminée par une plus Petite Minifée blessée à qui on n’a pas appris qu’elle avait le droit de dire « non », ni à se protéger des abuseurs. Cette pauvre Petite ne ressent aucune peur, tristesse ou colère car, si elle avait su le faire, moi, Minifée Dix-neuf ans, je ne me serais pas retrouvée seule à Isle-Maligne — au Lac-St-Jean — avec Maveric, ce gars beaucoup plus vieux que moi, qui de surcroît, sortait tout juste de prison. »
Bref, revenons ensemble en mille neuf cents quatre-vingt-six. J’avais dix-neuf ans et, en audacieuse aventurière que j’étais alors, j’ai quitté ma banlieue montréalaise avec mon baluchon et je suis montée à bord d’un autobus à destination de la ville d’Isle-Maligne. J’étais une gentille jeune femme au dossier académique parfait, appliquant toutes les règles de bienséance, qui avait soif de tout connaître, de tout expérimenter, surtout d’autres façons de vivre. Maveric était un alcoolique et un consommateur de drogue. Je le savais pour avoir passé l’été précédent à ses côtés, sous une tente au bord d’une rivière, où il vendait de la drogue aux touristes venus s’y baigner. C’était aussi un voleur et un fraudeur qui avait purgé moultes peines de prison pour son implication dans des bagarres. Allez donc chercher pourquoi, moi, à dix-neuf ans, il m’attirait tant! Maveric étant très doux et attentionné à mon égard, je refusais catégoriquement de croire à sa culpabilité pour des gestes de violence conjugale au sujet desquels il bénéficiait d’une libération conditionnelle. Je réfutais qu’il puisse avoir fait du mal à l’une de ses ex-conjointes, car il était, à mes yeux, un véritable homme d’honneur. De toute façon, je n’avais prévu rester à ses côtés que quelques semaines, le temps que je change d’orientation à l’université. Toutefois, Maveric semblait s’attendre à ce que je m’installe à demeure avec lui, alors j’ai cru que je devais le faire! C’était l’une de mes particularités : peu importe ce qu’il m’en coûtait, je faisais ce qu’on attendait de moi. J’avais prévu être revenue chez mes parents pour Noël, mais je me suis plutôt trouvé un emploi et j’ai signé avec lui le bail de l’appartement. C’est curieux, me direz-vous? Pour moi, ça ne l’est pas, car rappelez-vous que je suis habitée par une plus Petite Minifée qui ne connait ni n’exprime ses besoins! D’un côté je supposais être bien accompagnée par lui, mais de l’autre je me sentais prise au piège. Nous avons donc emménagé dans un très modeste logement meublé, avec des murs en panneaux de « préfini ». Nous ne possédions presque rien : un unique chaudron, quelques assiettes et ustensiles, pas de téléviseur et seulement six dés pour nous divertir. L’audacieuse aventurière que j’étais en ce temps-là disparaîtra ici, à Isle-Maligne, et ce sera une Minifée très soumise et résignée qui retournera dans sa banlieue montréalaise.
C’est dans ce modeste appartement, très loin de « mon chez moi », seule avec Maveric, que j’ai vécu la progression de la violence conjugale, puis l’explosion de celle-ci, à laquelle succède typiquement une période de « lune de miel ». Je l’ai même cru quand, après avoir essayé de me tuer, il m’a dit que j’avais le pouvoir de le sauver de sa propre violence. Alors au lieu de m’enfuir, je suis restée. Quand il buvait au point de perdre tout contact avec la réalité, il m’accusait de choses incompréhensibles. Ce n’est que plus tard, en discutant avec sa sœur, que je comprendrai que les paroles qu’il me disait, ces choses dont il m’accusait, étaient le mot à mot de son père quand il violentait sa femme, la mère de Maveric. Aux dire de sa sœur, personne n’avait pris soin de ce petit garçon terrifié et impuissant à sauver sa mère. Sous le regard de sa jeune sœur, Maveric enfant fixait le plafond, immobile dans son lit, paralysé par l’horreur parentale dont tous deux étaient témoins. Voilà pourquoi, bien des années plus tard, une fois déconnecté de la réalité par le biais de la drogue et de l’alcool, dans des excès de fureur, Maveric m’accusait d’avoir trop dépensé sur des cartes de crédit que je n’avais jamais eues entre les mains. Clairement, lui aussi était habité par un enfant intérieur, un Petit Maveric affreusement blessé jusque dans l’âme, à cause de son père violent. Je lirai, beaucoup plus tard, dans une fraternité appelée « Enfant-Adulte de famille Dysfonctionnelle ou Alcoolique » (EADA), que « Un passé non scruté est voué à devenir le futur de la prochaine génération. La dépendance, la compulsion dans les drogues et les comportements autodestructeurs sont transmis à la génération suivante avec une précision ahurissante. » J’y crois maintenant!
Note au lecteur : Par pudeur et respect pour la sensibilité de chacun (et la mienne), j’ai choisi d’omettre le détail des violences que j’ai subies, sans toutefois complètement les taire afin de tendre la main à des victimes qui pourraient s’y identifier. Accordez-vous cependant la liberté de passer outre cette partie du récit et d’aller à la fin de l’introduction, trois paragraphes plus bas.
Voici donc que, par une belle nuit d’été dans une réserve naturelle au bord d’un somptueux lac, j’ai failli avoir le souffle coupé à tout jamais. Maveric m’a battu avec une violence foudroyante, pendant plusieurs heures et dans des circonstances extrêmement humiliantes, qui plus est, en présence d’un « ami » qui n’intervenait même pas quand le pied de Maveric s’abattait à répétition contre mon visage et que j’implorais de l’aide. Il l’aura au moins empêché, à quelques reprises, d’achever de m’étrangler. Je pense qu’à un certain moment, ils ont même envisagé de faire disparaitre mon corps dans le lac.
Après cet épisode, Maveric est redevenu d’une tendresse extraordinaire, puis quelques semaines plus tard, pour avoir mal fermé un pot de marinade qui s’est brisé au sol, j’ai été battue à nouveau.
Chaque matin, j’hésitais à ouvrir les yeux, espérant me réveiller miraculeusement dans ma chambre montréalaise, chez mes parents. Je les ouvrais, et non, j’étais encore dans ce logement minable d’Isle-Maligne.
Fin de l’introduction
Je m’appelle Minifée Adulte. Je suis en fait une Grande Fée Dans la Cinquantaine — l’auteure du présent texte — et j’ai créé une imagerie mentale intitulée « La méditation du Refuge ». Je vais la « vivre » aujourd’hui pour la première fois avec l’intention d’y rencontrer mes enfants intérieures. Je place les écouteurs sur mes oreilles, je démarre la méditation, puis je ferme les yeux.

Euréka, la méditation fonctionne très bien pour moi! Je m’engage donc sur le sentier menant au refuge. J’entends le chant des oiseaux et le son feutré de mes chaussures sur le sol, puis je perçois la température de l’air sur mon visage. L’expérience, des plus réalistes, est très intéressante. Je continue de découvrir le sentier qui déroule son paysage devant moi, et je demeure très satisfaite du résultat. J’expérimente une agréable balade en forêt par une belle journée d’été, où je suis rejointe par Minifée Quinze ans — l’une de mes enfants intérieures blessée—, accompagnée de « Ti-Loup ». C’est amusant car, dans cette imagerie, « Ti-Loup » n’est pas une peluche, même s’il en conserve un peu l’apparence. Il faut savoir qu’il est la représentation physique de mes blessures d’enfance. (Voir la photo au bas de la page d’introduction de Minifée.) Nous arrivons au refuge assez rapidement et, comme je m’y attendais un peu pour l’avoir imaginé ainsi, ce refuge est, cette fois-ci, un vieux chalet en bois foncé un peu grisâtre, avec des fenêtres en moustiquaire sur chacune de ses quatre façades. Petite Minifée Sept ans joue devant le modeste bâtiment et nous informe que Minifée Dix-neuf ans est à l’intérieur, terrifiée, et qu’elle refuse de voir toute personne autre que moi, l’adulte qu’elle est devenue. Minifée Sept ans ajoute qu’elle-même préfère jouer dehors parce que : « il fait beaucoup trop noir là-dedans! ».
La porte, maintenue fermée par un ancien ressort rouillé, grince joyeusement, comme toute bonne porte de chalet peuplant mes souvenirs d’enfance. Je la retiens pour qu’elle ne claque pas en se refermant. C’est vrai qu’il y fait très sombre malgré toutes ces fenêtres ; on dirait que la lumière se retient d’y entrer, peut-être par respect pour cette pauvre Minifée de dix-neuf ans que je découvre assise, immobile sur un sofa, regardant fixement devant elle, comme absente à son existence. Ce sofa me rappelle quelque chose; il y a peu de meubles mais il me semble les avoir déjà tous vus quelque part. Mais oui! Je suis estomaquée! Moi, Minifée Dans la Cinquantaine, je retrouve dans ce chalet, exactement le mobilier du logement où cette pauvre Minifée Dix-neuf ans avait vécu sa période de misère et de violence conjugale, à Isle-Maligne. C’est comme si j’y étais venue hier. Il est fascinant de constater à quel point tous ces détails subsistent dans ma mémoire, mais il est affreux aussi de découvrir que ce sont ces meubles-là, porteurs de mes pires souvenirs, que mon enfant intérieure de dix-neuf ans a choisis pour me confier sa détresse. À la vue de ce mobilier, je replonge dans les pires émotions que j’ai connues au cours de ma vie. Elle et moi les détestons, ces meubles. Contrariée et protectrice, je m’empare de la table de cuisine, me dirige vers la porte qui grince maintenant lugubrement et moi, Minifée Dans la Cinquantaine, je proclame d’une voix assurée : « Que cette table soit détruite! » Je la confie donc à ma très débrouillarde Minifée de quinze ans qui la fera disparaître avec grand plaisir. Les fauteuils étant également ceux de cet infâme logement, je me promets de bientôt leur faire subir le même sort. Une autre chose m’intrigue : malgré tout ce négatif, il y a cette douce musique émanant d’on ne sait où ; c’est la musique d’une chanson du groupe « Yes » que j’écoutais en 1986. C’est donc dire qu’il y a plus de trente-sept ans que ma chère Minifée Dix-neuf ans attend que je vienne la tirer de ce cauchemar. Je m’assois maintenant à ses côtés, puis j’écoute son récit et ses reproches : elle me partage à quel point elle s’est sentie seule et abandonnée de moi! Elle m’explique qu’elle déteste cet endroit, mais qu’elle est trop effrayée par ses propres émotions et le fantôme du dangereux Maveric pour en sortir. Elle se blotti contre moi; je la rassure et lui dis que je ne la quitterai plus jamais. Nous restons un long moment dans la pénombre, jusqu’à ce qu’elle consente à me faire suffisamment confiance pour m’accompagner à l’extérieur et y retrouver les autres Minifée. Même si je sais que la guérison de cette Petite de dix-neuf ans n’est qu’à son balbutiement, c’est un passage primordial et très touchant.

En sortant, je découvre un arbre gigantesque et impressionnant devant le chalet. Curieusement, je suis certaine qu’il n’y était pas à mon arrivée. Je suis soudainement parcourue d’un agréable frisson car je reconnais cet arbre maintenant! Il y a quelques semaines, Je l’ai photographié dans un parc, car il personnifiait pour moi les bras et le regard attentif de « Mère Nature » veillant sur toutes les choses de la Création. Ce généreux cadeau, gracieuseté de mon imagerie mentale, me dicte comment procéder à partir de maintenant. Je fais donc un câlin très enveloppant à Minifée Dix-neuf ans, puis je prends sa main et la pose sous la mienne, contre l’épaisse écorce de ce vieil arbre, en lui disant : « Je suis ton toi du futur, l’adulte que tu es devenue. Dans près de quarante ans, tu prendras cet arbre en photo, car il évoquera pour toi une divinité bienfaisante. Lorsque tu le regarderas, tu ressentiras qu’il existe dans l’univers des forces créatrices destinées à te faire du bien. Ce sont ces mêmes forces qui continuent de faire naître l’extraordinaire magnificence de la vie, des atomes et des galaxies. De plus, elles permettent à la diversité florissante des espèces végétales et animales de croître sur la terre, tout comme elles apportent à chaque cellule de ton corps, et en son temps, l’ensemble des hormones et tous les nutriments dont chacune a besoin. Si ces forces ont le pouvoir d’orienter chaque feuille d’un arbre dans sa position optimale pour profiter des rayons du soleil, tu arriveras parfois à croire que ces mêmes forces souhaitent ou à tout le moins contribuent à ce que tu fleurisses de tout ton être. Ainsi épanouie, tu pourras alors prendre part, toi aussi, à la propagation de cette merveilleuse énergie bienfaisante. »
Minifée Dix-neuf ans demeure encore tout de même profondément blessée. Je sais que la convalescence de son âme prendra beaucoup de temps, mais elle est très bien amorcée puisqu’elle se sent maintenant apte à rester à l’extérieur, même exposée à la lumière. Il est par conséquent temps pour moi de retourner à mon autre réalité, celle de Minifée Adulte, et de réintégrer mon corps abandonné à cette méditation. Toutefois, avant de quitter, je propose à ma chère Minifée Dix-neuf ans de se choisir un nouvel ameublement. En gage d’affection, je lui laisse mon Ti-Loup et lui promets que je reviendrai bientôt la visiter dans son nouvel environnement.