Petite Lapine dans le Terrier des Lapins Non-Voyants


Conte de Fée par Descendrillon


Il était une fois…Petite Fille à qui on avait interdit toute démonstration d’émotion. Dès son plus jeune âge, ses parents, mais surtout son papa, le lui avaient inculqué avec une telle insistance et sans égard pour elle, qu’elle était devenue une championne du camouflage d’émotions. En fait, elle masquait si méticuleusement ses émotions qu’elle n’en éprouvait presque plus aucune. On exigeait également de Petite Fille qu’elle fut simplement très sage en tout temps et ne dérange personne. Par ailleurs, le tout prenait des proportions vraiment démesurées lorsqu’il y avait des visiteurs à la maison. Si bien que si Petite Fille émettait un son ou déplaçait un objet bruyant, ou encore si elle attirait sur elle l’attention, elle était sévèrement grondée. Puisque les visiteurs, habituellement des membres de sa famille, aimaient beaucoup Petite Fille, ils avaient souvent envie de jouer avec elle; alors il lui arrivait, encouragée par ses oncles ou ses tantes, de rire fort, trop fort selon son papa, ou encore d’exprimer sa joie de façon trop perceptible. Toutes ces manifestations lui étant interdites, elle était subito presto, sèchement réprimandée devant tout le monde, sous prétexte qu’elle « dérangeait » les gens. Si à ce moment-là on avait pu regarder à l’intérieur de son petit cœur blessé, on aurait vu un espace où aurait dû se trouver les émotions de joie, de colère et de tristesse, qui se vidait et s’asséchait de plus en plus. Ceci laissait beaucoup de place dans ce réservoir des émotions, pour accumuler de grandes quantités d’un truc très laid : la honte toxique.  Voilà comment, au fil des semaines, des mois, voire des années, Petite Fille en était venue à ne ressentir presque plus rien d’autre que cette honte au goût amer. Si une bonne fée avait pu la visiter, cette dernière lui aurait révélé que la joie, comme toutes ses autres émotions, faisaient plaisir à voir, car elles reflétaient qui elle était intérieurement. D’un coup de pichenotte sur le front de ses parents, cette fée aurait pu les réveiller et leur enseigner ceci : « Il revient normalement aux invités de mettre leurs propres limites et de cesser de jouer avec les enfants au moment qui leur convient ».  Malheureusement, cette fée n’avait pas encore été inventée et Petite Fille continua d’accumuler lacunes par-dessus lacunes.

Une fois devenue assez grande pour aller à l’école, Petite Fille fuyait la présence des autres écoliers; elle était stupéfaite de les voir courir, crier et rire sans retenue dans la cour d’école. Elle comprenait encore moins pourquoi ils aimaient tant se retrouver en groupe. C’est que Petite Fille ignorait que les autres enfants n’avaient pas à camoufler leurs émotions, leurs besoins et leurs désirs. Ils avaient toujours eu le droit de s’afficher tels qu’ils étaient, alors qu’elle, en présence des autres, se devait de constamment surveiller le moindre de ses gestes, ses expressions faciales et sa posture pour que nul ne puisse deviner ce qui l’habitait. Petite Fille croyait que c’était indispensable pour éviter d’être disputée — par son papa ou tout autre « autorité ». « Être disputée », c’était une chose insupportable pour Petite fille; en fait, c’était pour elle comme une question de vie ou de mort, le pire des dangers.

Une fois devenue encore plus grande, Petite Fille — même si elle habitait maintenant le corps d’une femme, elle se sentait intérieurement encore toute petite— eut plusieurs amoureux et rencontra éventuellement un véritable prince charmant. Il était très intéressant, attentif et attentionné. Toutefois, même avec lui, elle ne pouvait, d’instinct, s’empêcher de porter un « masque ». Ainsi, bien qu’elle fût très amoureuse de ce prince, lorsqu’elle se retrouvait seule à la maison, elle ressentait une forme de soulagement, une permission de relâcher sa vigilance, sans craindre que ses agissements soient déplacés, que ses remarques soient déplaisantes, en fait, Petite Fille ne craignait plus d’être inadéquate en général.              

Et puis, une nuit, alors que Petite Fille participait à un intensif de RES, une petite voix intérieure lui suggéra que ne pas exprimer ses émotions et ne pas manifester son identité était aussi grave que de « traverser » sa vie les yeux fermés, ou même prétendre ne pas avoir d’yeux du tout. Elle fit alors le rêve étrange que voici …

Il était une fois une Petite Lapine née dans un village sous-terrain dont tous les habitants étaient aveugles. Ils n’en parlaient jamais entre eux puisque cette cécité leur était normale; ils ne concevaient même pas que la vue puisse exister. Ils vivaient depuis des temps immémoriaux sous terre, ne montant jamais à la surface, puisqu’on se répétait de génération engénération qu’il s’y passait des choses redoutables. Petite Lapine se sentait très différente de ses parents et de ses semblables. En effet, elle possédait un don qu’elle ne pouvait s’expliquer et qu’elle devait cacher à tout le monde car, bien que ce don lui semblât merveilleux, il ne lui attirait que des réprimandes glaciales et souffrantes. C’est que, contrairement à ses congénères, Petite Lapine avait des yeux très fonctionnels, et tout ce qu’elle voyait lui semblait magnifique et enthousiasmant. Mais malheureusement pour elle, on la grondait vertement quand elle riait ou s’exclamait devant ces choses exaltantes que personne d’autre qu’elle ne semblait discerner. Petite Lapine « voyait bien » qu’il était préférable qu’elle masque ce don et mime une attitude en tout point conforme à ce qu’on attendait d’elle. Dès lors, elle se procura une grosse paire de lunettes noires pour ne plus voir l’aspect féérique de la vie. Elle grandit donc en tâtonnant les parois des tunnels souterrains avec précautions, comme tous les lapins de son patelin. Elle évitait ainsi les paroles très douloureuses de ses parents qui la couvriraient de honte toxique pour avoir eu des comportements qu’eux jugeaient anormaux. Dans des circonstances de socialisation comme les épluchettes de carottes ou encore lors des nombreuses fêtes d’anniversaire, ses parents avaient davantage honte d’elle et ils l’exprimaient ouvertement en public; Petite Lapine détestait donc terriblement ces rebutantes « célébrations ».

Une fois devenue grande, Petite Lapine menait une existence très correcte. Même si, selon l’avis de tous, sa vie professionnelle et amoureuse étaient bien réussies et qu’elle fut très appréciée pour sa gentillesse et plusieurs autres qualités véritables, Petite Lapine ne se sentait bien qu’au cœur de la solitude. Ainsi, lorsqu’elle était seule, elle retirait machinalement ses grosses lunettes noires et se permettait d’observer les beautés du monde. Elle ressentait alors une forme d’exquise plénitude.

Et puis un jour, Petite Lapine rencontra un Grand Lapin très intrigant qui, s’adressant à elle, la regarda droit dans les yeux. C’était la première fois que quelqu’un semblait la voir telle qu’elle était derrière ses lunettes noires. Cet être transcendant, qui était à son sens un Lapin Clairvoyant, l’invita à une réunion qui s’appelait Retrouver le Lapinot en Soi (RLS). Elle avait rendez-vous dans une salle qui se trouvait juste à côté de chez elle, dans le couloir souterrain le plus haut de la tanière principale. Petite Lapine s’y rendit avec un mélange d’appréhension et d’enthousiasme. Lapin Clairvoyant l’y attendait mais il semblait être seul à la réunion. Il la regarda encore droit dans les yeux et lui fit un clin d’œil complice en pointant de sa patte un petit panneau coulissant, à peine dissimulé au plafond. Si elle n’avait pas toujours porté ses grosses lunettes noires, elle l’aurait certainement déjà remarqué! Elle vit Lapin Clairvoyant actionner l’ouverture du panneau, exposant ainsi un court tunnel à l’aspect très inhabituel pour Petite Lapine; une lumière éblouissante inondait le couloir! Mais bien sûr! Lapin Clairvoyant était en train de la conduire vers la surface, c’est-à-dire vers l’extérieur du terrier! Petite Lapine sorti précautionneusement, d’abord le bout du museau, suivi d’une oreille, puis les deux, une patte puis l’autre. Bientôt, Petite Lapine se retrouva complètement à l’extérieur. C’était pour elle un monde mythique devenu vérité; on pouvait y voir des choses féériques en toute réalité! Une herbe tendre, sous un ciel resplendissant, caressait ses pattes. Tout était fabuleux, mais du coup, trop beau pour qu’elle garde ses yeux ouverts plus de quelques secondes à la fois. Tout à coup, Petite Lapine se vit entourée de dizaines de lapins aux yeux grands ouverts et ne portant pas de lunettes noires! Comble de surprise, contrairement à elle, tous semblaient exercer leur don sans aucune honte. En effet, chacun courait librement dans une plaine fabuleuse, où les découvertes merveilleuses se succédaient pour Petite Lapine. De son côté, Lapin Clairvoyant semblait être très à son aise dans cet environnement. « Bien que tout cela soit fantastique, cher Lapin Clairvoyant, ne pensez-vous pas que nous soyons en danger ici? » lui demanda Petite Lapine.  « Bien sûr que oui » répondit-il.  « C’est beaucoup plus risqué de vivre ici que dans la tanière des lapins aveugles où chacun agit selon le même code de génération en génération, se protégeant ainsi de la douleur provoquée par les critiques extérieures! Toute leur vie y est consacrée, et pourtant ce comportement est exactement celui qui leur occasionne le plus de douleur. Mais ici, chère Petite Lapine, avec le don que sont tes yeux, tu apprendras à mieux exercer ton jugement et ta sensibilité. Ainsi, tu expérimenteras les émotions que sont la joie, le plaisir, l’inconfort et la souffrance; ces émotions t’amèneront à distinguer ce qui est bon de ce qui est mauvais pour toi. C’est pour cela que tu dois exercer ta vision, bien au-delà de mieux te protéger, mais pour vraiment te connaître et avoir la chance d’accomplir ta destinée. Il est impossible pour les lapins aveugles que sont tes parents de vivre ici. Sois patiente chère Petite Lapine, car pour arriver à saisir l’essence même des choses il te faudra des mois, voire plusieurs années, à commencer par ouvrir et refermer les yeux… En attendant ce grand jour, profite bien de cet instant qui est comme une sorte de « souvenir du futur » qui t’est donné par la Vie. » « Merci beaucoup cher Lapin Clairvoyant », de répondre Petite Lapine, en exhalant un grand soupir.

(Ici se termine le rêve de Petit Fille)

Et oups! Petite Fille, celle qui habitait maintenant le corps d’une femme, se réveilla en pleine nuit dans une quelconque chambre de l’intensif RES où, pendant un moment, elle pensa être une lapine aveugle. Puis, voyant poindre les premières lueurs de l’aube à travers un interstice du rideau, elle se détendit. C’est en fixant son attention sur la parcelle de lumière qui se faufilait doucement vers elle, qu’elle comprit le sens de son rêve:

 « À n’être jamais soi-même dans ses relations humaines, on croit ne courir aucun danger, mais d’un autre côté, on ne découvre jamais rien de soi-même, on ne vit pas, en fait, on cesse d’exister. On finit par croire qu’il est normal, ou pire encore, qu’il est préférable qu’il en soit ainsi. De même en est-il pour la personne qui se retire loin de toute « lumière ». Mieux vaut mettre une soi-disant erreur en lumière que de garder sa soi-disant perfection dans l’obscurité. » Pendant de nombreuses années, Petite Fille était demeurée obéissante à l’éducation parentale qu’elle avait reçue.  Pourtant cette éducation exigeait qu’elle n’exprime aucune émotion, puisque cela aurait pu déranger quelqu’un (à tout le moins son papa dans toute sa rigidité). À ce jour, elle n’avait presque jamais transgressé ces règles; elle avait trouvé préférable de masquer complètement sa personnalité, de la laisser s’étioler dans l’ombre comme une anomalie gênante qu’il valait mieux faire disparaitre. Elle avait bien parfois laissé quelques rayons de son être se manifester sans que personne ne s’en offusque, mais elle l’avait toujours ensuite regretté, convaincue d’avoir fait un faux-pas, ou du moins, d’avoir été très inadéquate. Que se passerait-il si aujourd’hui, elle prenait le risque d’écarter le vieux rideau assombrissant sa vie? Se pourrait-il qu’à l’occasion elle brille? Quelles couleurs aurait cet éclat? Comment les couleurs uniques à sa personne pourraient-elles déranger les autres au point qu’il faille les annihiler? Elle referma alors les yeux pour mieux réfléchir, puis elle crut entendre le Grand Lapin Clairvoyant dire : « Ne baisse plus ton regard et ne ferme plus jamais les yeux. C’est à celui qui sera dérangé par l’éclat de ta « lumière » qu’il appartiendra de fermer les siens.  Brille de ta pleine lumière sous le regard d’Yeux et de Dieux qui s’en énergiseront, dans l’univers de ceux dont la lumière des uns soutient et sublime la lumière des autres. Traverser une vie entière comme un cristal noir au lieu d’un cristal rutilant est, pour un être lumineux comme toi, une bien triste perte. Bien sûr, certaines personnes ne pourront s’empêcher de te regarder à contre-jour, et ils t’adresseront des reproches. Il se pourrait alors que tu te désoles, écrasée par la honte toxique, ce chemin qui t’es si familier. Toutefois, si tu chemines dans la lumière plutôt que dans l’ombre, cette honte sera transformée en Amour, et elle ajoutera de nouveaux reflets à tes couleurs. »

Petite Fille dans un corps de femme adulte ouvrit les yeux dans la chambre maintenant inondée de soleil, acceptant de les laisser s’y acclimater. Quelle ne fut pas sa surprise de constater que cette action lui apparaisse plus agréable que douloureuse!

FIN

Mars 2025


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Règles suggérées pour l’écriture du conte de fée. Ces règles sont reproduites ici pour une meilleure compréhension par le lecteur. 

Le conte de fée 

Il est totalement aléatoire. Il nous est demandé de raconter le récit d’un quelconque personnage en utilisant la troisième personne du singulier. Toutefois, la trame doit être inspirée de notre histoire personnelle. Il est suggéré que le conte débute par « Il était une fois » : l’histoire se passe dans l’enfance où différentes blessures se sont installées. Puis le conte se poursuit par « Une fois devenu grand » : l’histoire raconte les réactions de cet enfant blessé vivant maintenant dans son corps devenu adulte. Le conte se termine par « Et puis » : ce personnage adulte, toujours décrit à la troisième personne du singulier, fait le constat que sa douleur et ses comportements malsains causés par la dysfonction familiale subie dans l’enfance l’amènent à demander de l’aide. 

Les noms et prénoms utilisés ici sont fictifs; toute ressemblance avec des faits et des personnages existants ou ayant existés serait purement fortuite. 

Note pour le lecteur : Tous les textes proposés ici ont été écrits pendant des intensifs de Retrouver l’Enfant en Soi (RES).